Un billet de Sophie Weverbergh
J’habite sur la place du village et chaque année je les vois débarquer avec étonnement… Huit heures à peine et les voilà qui s’avancent à grand renfort de flonflons et d’accordéon ! Certains sont massifs et dissimulent à grand-peine les roues d’un tracteur, d’autres, plus modestes, trouvent rapidement leur place au milieu de la foule qui afflue…
Les fameux chars du Carnaval !
Tous portent haut et fier des parures aux couleurs explosives, parfois vulgaires… Enchainés aux pare-chocs ou hissés sur les toits, des haut-parleurs crachent une musique à la mode. Les airs se mélangent les uns aux autres, se chevauchent et créent une cacophonie enivrante (qui fait trembler dangereusement le simple vitrage de ma très vieille demeure). Une certaine ivresse est au rendez-vous des bars itinérants, la bière se déguste même au matin ici, le champagne, et le coca aussi.
Des cow-boys et des Pokemons côtoient des troupes de ninjas, Dark Vador valse avec la princesse Elsa, des enfants débarquent de toutes parts et se balancent sur des chorégraphies depuis longtemps répétées (mais pas toujours apprises), les danseurs tapent du pied et battent des mains pour se tenir chaud, ils serrent au fond de leur poche des tas de confettis et des oranges sanguines et attendent, impatients, le moment de jeter vers le ciel les petits ronds de papier qui orneront par milliers nos pavés…
Le Carnaval ne tardera pas à commencer.
Quand on y pense, on pense à Rio de Janeiro bien sûr (sa salsa endiablée…) et aux loups vénitiens. On pense aussi à nos Gilles de Binche (patrimoine classé !), levés au milieu de la nuit, vêtus d’un costume bourré de paille, bossus, dissimulés derrière un masque de cire ; qui s’en vont chaussés de sabots sabrer le champagne et dévorer des huîtres à six heures et qui – si la météo leur permet… – finissent le Mardi gras coiffés de très lourds chapeaux en plumes d’autruche !
Quand on pense au Carnaval, on pense aux costumes, aux déguisements, aux masques… Et a priori, tous les déguisements sont différents ! Ils nous donnent l’occasion de « devenir différents », autres que nous sommes…
Les vrais amateurs du genre dépensent des fortunes pour acquérir chaque année des costumes qui leur permettent d’incarner l’espace de quelques heures leurs héros préférés : celle-ci sera Jeanne d’Arc, celle-là portera avec élégance les cheveux cendrés de Marie-Antoinette ; il ne sera pas surprenant qu’Alice prenne le thé (ou une bière !) avec Cléopâtre, un dernier samouraï, E.T. et Dracula. D’autres préfèrent imaginer et fabriquer eux-mêmes les vêtements qui leur permettent de se métamorphoser le temps d’une longue journée…
Vouloir se transformer en qui l’on n’est pas, en qui l’on ne sera jamais… Quelle étrange idée quand on y pense.
Je ne sais plus qui disait (peut-être moi avec d’autres !) que le masque de carnaval, plutôt que de dissimuler et métamorphoser celui qui le porte, lui permet de révéler son vrai visage, sa nature essentielle. Porter un masque nous permettrait d’être qui nous sommes ou désirons être sincèrement. Véritablement. Mais qui est-elle alors, ma jeune voisine, qui s’est choisi le visage d’une fée mauvaise, charbonneuse Carabosse, et mon voisin qui se pavane dans les pantalons et les chaussons d’un Charlemagne en campagne ? Qui est-il ? Qu’est-il devenu ?
Et vous qui êtes-vous ?
Quel masque vous choisirez-vous pour le Mardi gras cette année ? Quel visage honorable ou quelle figure anodine, quel costume étincelant, quelle robe sombre et longue vous permettront d’oublier un instant le visage et la figure, et le costume et la robe qui vous masquent toute la journée de tout le reste de l’année ?